Nuit. Île vierge de bruit, où s’épanouissent les rêves inaboutis et les espoirs indécis ; le noir nous broie ou nous libère, nous englouti ou nous absout. Au cœur de l’immobilité, l’esprit luit et divague, le vague à l’âme s’échoue sur des plages d’infini, l’océan diurne et agité de la ville se transmute en un espace indéfini dans lequel résonnent les bruissements tranquilles des derniers Capitaines encore éveillés, des matelots debout contre vents et marées, des marins émerveillés dont les navires silencieux et invisibles fendent une mer d’ébène, plombés de peines indicibles...
La nuit enlace sans se lasser, et dans une même étreinte, toutes les attentes désespérés des fêtards en goguette sur leur illusoire goélette, des passants décatis qui ressassent à l'envi leurs gâchis, des rêveurs invétérés et incompris. La nuit expose sans fard les manies des insomniaques accomplis, les amicales maniaqueries des estourbis de la vie, les bizarreries effarantes des profanes ébahis, et met en cale sèche les douleurs et les souffrances et les affres des anges déchus, tout comme les chuchoteries des amants éconduits. La nuit révèle aux Capitaines nyctalopes les cachoteries des Achab accablés, fait entendre les murmures qui serpentent le long des murs décrépis, amplifie les cris des amoureux blottis dans l’isolement et la douceur de l'envie. La nuit sévit, jour après jour, et nous pourchassons des lignes de fuite éclairées par un phare blafard, et nous fuyons les asymptotes symptomatiques et fantomatiques de nos vies qui se délitent ; la nuit accomplit, sans répit et sans dépit, son oeuvre silencieuse et subtile, d'anamnèse ou d'amnésie...
La pénombre mutine et muette arrache le voile de nos vies obscurcies et donne à voir nos schizophrénies. Plus de place au déni, la vérité tombe du nid, telle un oisillon transi ! Les étraves des navires nocturnes brisent les lames de fond du désespoir et noient les larmes effrontées qui, parfois, remontent des profondeurs pour venir couler, amères et salées, sur quelque joue mal rasée, sur quelque visage buriné, s’écrasant, lourdes et libérées, dans quelque verre délavé, sur quelque table usagée, maculant de leur parfum d’éternité le quotidien routinier d’un Capitaine désabusé…
Paris-Fondary - 15 janvier 2008