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Nikolaz

L'Express du 08/03/2004
                                          
 
Suivre Gérard Manset depuis Animal on est mal (1968) ou le découvrir aujourd'hui (2004) avec Le Langage oublié (Capitol/EMI), son 15e album, c'est ouvrir des portes sur l'imaginaire, explorer des jeux de piste ésotériques, entrer dans l'univers des ailleurs. Gérard Manset, 58 ans, est un poète visionnaire qui - ni prophète ni maître - a décidé de s'effacer derrière les mots. Adepte de l'écriture automatique, il chante d'une voix tremblée des textes traversés par la lumière, la solitude, les oiseaux aux yeux malades, le froid des marbres, les enfants abandonnés... C'est un compositeur exigeant qui couve ses disques de A à Z mais n'a jamais donné de concerts. Un photographe reconnu qui a cadré des centaines de visages mais refuse de livrer le sien.
 

Pour certains, Gérard Manset l'invisible s'apparente à une énigme indéchiffrable. Il a ses fidèles, ses chapelles et un disque culte à son actif: La Mort d'Orion (1970), ou l'histoire d'un peuple maudit version opéra rock. Pour d'autres, Gérard Manset est juste un artiste en mouvement qui ne se laisse pas capturer. Pourtant, l'homme est disponible. Il écrit pour ses collègues chanteurs (Gréco, Raphael, Indochine...). Une après-midi de février, le voilà donc en jean-baskets, précis dans ses termes et grand amateur de Perrier. Gérard Manset parle sans s'économiser du Langage oublié, un disque pessimiste, plein de guitares orageuses, de cordes lyriques et même de reggae. Il est inquiet et ses lunettes noires font parfois écran. Mais, pour L'Express, Gérard Manset raconte ses voyages intérieurs et au long cours, accompagnant cet autoportrait sensible d'une série de photos inédites prises au gré de ses destinations.

 

Gérard Manset a beaucoup bourlingué. «Il voyage en solitaire» - le titre d'une de ses chansons - sans guide touristique, sans traducteur. «Les voyages m'ont apporté un équilibre. C'était pour moi le seul moyen de me rapprocher de la vérité étymologique du monde: la faim, c'était la faim; la douleur, la douleur; l'amour, l'amour.» Flâneur insatiable, il fait confiance à ce qu'il appelle le «processus de découvertes», c'est-à-dire marcher à l'étoile et se laisser porter par les ambiances romanesques - les ruelles de Naples, les bâtiments cachés de Saint-Pétersbourg, les rives du Gange. «Ces traques permanentes me renvoient aux grandes vadrouilles de mon enfance, aux parties de chasse. Je me sens alors estomaqué, des pétales s'ouvrent... J'entre dans un diaporama grandiose et inimaginable.»

 

Le chanteur a accumulé des milliers de photos et les a récemment numérisées, classées, mises en page en vue de la publication d'un livre, Journées ensoleillées, collection d'images prises sur les cinq continents depuis vingt-cinq ans. «A cette occasion, j'ai effectué un retour en arrière: ça fait chaud au cœur, froid dans le dos, car j'ai mesuré très précisément le mensonge généralisé de l'époque.» Il pointait déjà en 1991, dans la chanson Tristes Tropiques, «ces atlantides qui s'engloutissent». «Tant qu'il est encore temps, j'incite esthètes, nomades, poètes irrationnels à passer ne serait-ce que quarante-huit heures à Calcutta ou à Bangkok. Car le monde change à toute vitesse, il a presque définitivement changé. Avant, lorsqu'on débarquait en Inde, on regardait, les yeux exorbités, des chiens, des cafards, des gosses. La pureté des choses et des êtres était d'autant plus spectaculaire qu'elle n'était pas protégée. Maintenant, la planète arrive dans votre télé. Le choc est atténué.» Et les voyages se font en comités d'entreprise. Aujourd'hui, Gérard Manset appuie sur pause: «L'âge, la fatigue. Le coureur Gérard Manset est ''fixé'', et autour de lui tout tourbillonne, est flou.»

 

Pour lui, le monde ment, et ces mensonges reviennent à nier un langage oublié, ancestral, qui donne le titre à son nouvel album. «Lorsqu'on se réveille sous les tropiques, éclairé par une lumière flamboyante, on mesure que seuls comptent le silence, la lumière, la propreté des sentiments. C'est emmerdant d'être passéiste, mais il suffirait de dire aux gens que rien n'est perdu, que l'on peut encore se marier normalement et être heureux. C'est Héloïse et Abélard, Roméo et Juliette, L'Assommoir. J'ai les pages exactes de Zola, quand Coupeau, l'ouvrier zingueur, entre en relation avec Gervaise, la lingère, devant un café de Paris. C'est une rencontre remplie de pudeur et de délicatesse. Ces petites lavandières de Zola, on les croise encore, loin, en Asie peut-être...» Gérard Manset croit «en la probabilité réelle des destinées, en la philosophie du bouddhisme, à la pratique religieuse, aux rites». Il est d'ailleurs très marqué par l'Amérique latine: «Je m'y sens chez moi.»

 

«L'écriture monte en moi le matin. Je sais dans quelle condition je dois me tenir pour que ça pète, pareil à un joueur de poker qui boit de l'eau et dort bien pour être dans les meilleures dispositions.» Ses textes sont nés dans des chambres d'Asie, au royaume de Siam, à Sumatra ou à La Havane... «Cette histoire de création est fragile. Il ne faut pas laisser passer les voix à la Jeanne d'Arc.» Selon Gérard Manset, l'inspiration est «à 30% héréditaire»: «C'est dans les gènes ou non. Quelques-uns l'ont: Trenet l'avait; Brel, non, c'était un tâcheron, mais il arrivait à atteindre le merveilleux. Gainsbourg l'a dévoyée. Avec le recul, je me rends compte que j'ai eu aussi cette inspiration brute au moment d'Animal on est mal... Ensuite, 30% vient du tempérament. Le reste relève de la clairvoyance et du travail bien fait - pareil à l'ébénisterie.»

 

Gérard Manset écrit d'un coup, avant que les mots ne s'échappent: «J'attrape ces chansons de la même manière qu'un gosse attrape les truites. Le plus troublant est que cette inspiration ne se tarit pas et qu'elle jaillit, toujours différente. Quand je note: «A un jet de pierre/ le bonheur est passé'', je sais que le reste va suivre. Quelque chose me disait: «Laisse venir, fais confiance.''» Gérard Manset se définit comme quelqu'un de très à part: «Je ne suis pas sur la même ligne de départ que les autres, mais je ne me plains pas. J'ai un passé, un public. Je suis auteur, compositeur, interprète, orchestrateur, voyageur, photographe, jésuite... et peut-être aussi vieux diplodocus pérennisant l'acte poétique.»

 

Parmi ses quelques livres de chevet figurent La Femme et le pantin, de Pierre Louÿs, et Les Filles du feu, de Nerval. Dix pages de Sylvie suffisent à le transporter: «Nerval, c'est la délicatesse, l'harmonie, la correction, le langage oublié. C'est le petit Gérard se rendant à Loisy pour revoir celle qu'il a connue jeune dentellière. Je cherche dans la littérature des frères de sang comme lui. Lorsque je lis ses livres, je suis gonflé à bloc et je deviens moi-même"un «frère de sang''.»

 

L'enfant est au cœur de ses chansons, passées ou présentes. Il court de par son monde, il habite ses photos, il hante ses textes: gamins des banlieues nord de Paris, filles des jardins d'antan, mômes clonés du XXIe siècle. «Ma quête personnelle reste un voyage permanent au pays du petit Manset que j'étais. Je l'ai recherché dans des endroits similaires à ceux où j'avais vécu à 5, 8 ou 12 ans. J'ai grandi à Saint-Cloud, qui a été ratiboisé depuis, mais des petits Saint-Cloud, il y en avait partout, à Calcutta ou au Brésil, le long de n'importe quelle route de Thaïlande. Tous ces gosses dont je parle, que je photographie, sont des petits Gérard aux cheveux à rebrousse, malicieux, déconneurs, potes avec tout le monde. Moi, je l'aime bien, ce petit Gérard. Pendant longtemps, je ne me suis posé aucune question sur lui. Puis j'ai réalisé que je ne m'en souvenais plus trop. Mes parents m'en parlaient bien, on l'évoquait à la troisième personne...»