Ce qui faisait mal par-dessus tout, c’était l’idée que quoiqu’il pût arriver, le gouffre béant de la solitude ne saurait être comblé, que cette douleur physique ressentie ne saurait être apaisée. Que les sanglots refreinés resteraient à jamais bloqués dans l’absence d’écoute inconditionnelle, de compassion tendre et aimante. Il lui semblait que la vie avait désormais le goût amer et perpétuel du manque, que quoi qu’il arrive, une partie de lui-même le ferait constamment souffrir, comme un membre sectionné continue bien après qu’il a été coupé de faire mal, de rappeler qu’il n’est plus là, de faire prendre conscience qu’une partie de soi a disparu pour toujours et ne reviendra pas. Le spleen semble alors ne jamais vouloir disparaître, malgré tous les efforts déployés pour tenter de le repousser au-delà de la conscience, au-delà de la souffrance profonde et sourde qu’il génère. La perte semble alors submerger tout le réel, colorant de sa noirceur et de sa douleur toute autre sensation, toute autre tentative dérisoire et vaine de la masquer. Alors la vie n’a plus qu’à se dérouler tant bien que mal, jour après jour, minute après minute, tandis que l’on se raccroche à quelque minuscule fragment de légèreté, à quelque joie fugace, à quelque moment partagé, mais qui ne font que retarder le moment fatidique où le constat de solitude emplira à nouveau tout le réel, submergera derechef les frêles tentatives d’oubli, liquéfiera encore et encore toute velléité de se soustraire à ce manque existentiel. Celui-là redeviendra alors palpable, indicible et désespérant. Et la vie redeviendra invivable, et la douleur redeviendra insupportable, et les affres affolantes de la solitude réinvestiront jusqu’au prochain sursis la réalité. Et la peine sera capitale. Infinie et inconsolable.
Bleu insondable
Il réfléchissait beaucoup ces temps-ci. Par petites touches impressionnistes, et le patchwork de ses pensées éparses se recombinait de jour comme de nuit, au détour d'un endroit familier ou d’une rue mal éclairée ; l’assemblage de ses réflexions vagabondes le surprenait toujours à un moment inattendu, lorsque son regard heurtait celui d'une belle inconnue, lorsqu’il surprenait fugitivement une étincelle de bonheur dans les yeux des passants, lorsqu’il croisait des amoureux insouciants, inconscients de ses propres fantômes, des affres de cette solitude qui le minait, doucement, insidieusement. Chaque sortie devenait une épreuve puisqu'elle délivrait forcément son lot de rencontres inopportunes, sa part de bonheur étranger et qui lui semblait si loin de sa vie actuelle. Un couple qui passait, et sa main se crispait sur quelque paquet de cigarettes, sur quelques clés tombées au fond d’une poche, sur quelque briquet glacé qui lui renvoyait comme un mauvais écho de sa propre vacuité, de sa propre misère affective. Une chanson autrefois partagée, un endroit jadis visité à deux, des souvenirs inoubliables s’immisçant à son insu dans le moment présent, et la douleur apparaissait, irrépressible et inaltérable et infrangible. Et le pas se faisait alors plus pressé, et le regard se brouillait, et les yeux se détournaient. Oh, ce n’était pas le regret d’une relation passée qui le minait à ce point, ce n'étaient pas les réminiscences amères d’un amour particulier qui ressurgissaient, bien qu’il eût connu ces sensations, déjà. Non, ce qui s’imposait à lui irrémédiablement, ce vague à l’âme nostalgique et puissant, c’était le manque d’une compagnie évidente, l’absence absolue d’amour, au-delà de tout souvenir précis ; la peine engendrée par le constat, simple et sans appel, que les rencontres fugaces ne faisaient que passer, que les regards parfois échangés seraient toujours sans lendemain. C’était ce sentiment imparable que sa vie serait à jamais privée de cette main qui serre, de ces bras qui enlacent tendrement, de ces regards étoilés inoubliables.