En cette fin d’année, j’aimerais revenir sur quelques-uns de mes coups de coeur cinématographiques de 2005. Certes, l’année n’est pas encore complètement terminée, et j’attends avec impatience le dernier film de Peter Jackson (King Kong), mais je doute qu’il soit de la même trempe que mes films favoris de cette année (à moins que je ne sois en veine) ; si je devais créer un TOP 5 de mes films préférés de 2005, je citerais ceux-ci sans hésiter une seconde : The Three burials of Melquiades Estrada (Tommy Lee Jones), Don’t Come Knocking (Wim Wenders), Million Dollar Baby (Clint Eastwood), Broken Flowers (Jim Jarmusch), Collateral (Michael Mann). Ainsi que, hors concours, Darshan de Jan Kounen. Si vous avez vu tous ces films, vous aurez une meilleure idée de la veine cinématographique et émotionnelle dans laquelle je me situe.
Collateral : bon, les choses sérieuses commencent ! Certainement un choc visuel fort. J’ai vu le film deux fois de suite, ce qui ne m’arrive jamais ; je n’avais pas ressenti un tel étourdissement depuis fort longtemps. Le sujet du film, pour moi, n’est que prétexte à une débauche de symboles, de parallèles, de croisements, et de plans magnifiques. Partie d'échec dans laquelle le Noir joue contre le Blanc (qui n'est pas tout à fait blanc puisqu'il est paré de gris, jusque dans le bouc couleur poivre-et-sel), répliques qui frisent le métaphysique, scènes superbes dans la ville de Los Angeles (Les Anges) enténébrée. Surtout, cette oeuvre donne lieu à une rencontre émouvante entre 2 personnages : le chauffeur de taxi débonnaire qui vit un peu dans ses rêves inassouvis (mais qui va se transformer au contact de Tom Cruise) et le tueur à gage qui a réponse à tout, vieux baroudeur blasé qui a justement la sagesse de l'expérience. Notons d’ailleurs ce rôle inédit pour Tom Cruise, qui se bonifie avec l'âge et qui m'a réellement impressionné dans ce rôle de hitman philosophe et désabusé. C’est en fait un film très bluesy, ce qui n'est pas pour me déplaire, puisque j'aime avant tout ce sentiment typiquement humain de la prise de conscience de notre propre vacuité, alliée à une complaisance à l'égard de cet état semi dépressif que déclenche cette prise de conscience. Et puis, entre prise de conscience et crise de confiance, ce n'est qu'une histoire de maux. Western crépusculaire pas manichéen, grandiose !
Don’t Come Knocking : là aussi, un grand choc, visuel avant tout – on parle bien de cinéma, non ? Mais au-delà de l’aspect visuel, des superbes plans et de l’art de fondre le fond à la forme, il y a surtout une désillusion rampante, un blues larvé, qui n’ont cessé de me hanter durant les quelques jours qui ont suivi ma vision de ce film à l'atmosphère décalée et impressioniste à la Edward HOPPER. Road movie intérieur, au gré des espoirs et désillusions nées d’un trop plein de superficiel, trop plein de vacuité, et qui conduit le personnage principal à fuir un monde dont il a fait le tour et qui ne le remplit plus (le milieu du cinéma, dont il est une star). Recherche d’un ailleurs. Quête de spiritualité, ou, du moins, de véracité, d’authenticité. Mais cette quête non spirituelle, précisément, mène immanquablement au point de départ, désenchantement en plus. Aucune quête mondaine ne peut être couronnée de succès ou de satisfaction profonde ; le personnage a gagné ses enfants, mais ce gain sera de courte durée puisqu’il est ensuite arrêté et doit regagner son Samsara, l’existence répétitive et vide qu’il avait précisément cherché a quitter au début du film. Cercle vicieux.
Broken Flowers : comédie douce-amère, qui vire plutôt vers le non-sens, tellement les tribulations quasi surréalistes de Bill Murray semblent ne (le) mener à rien. Sorte d’enquête policière 20 ans après, sauf que bien évidemment toute trace de preuve a disparue corps et âme. Il ne reste que des images rémanentes, une machine a écrire, un ruban, une lettre – tous de couleur rose, comme un immense pied de nez dérisoire et grotesque à l’obstination toute sisyphienne dont ce Don Juan vieillissant fait preuve, lui qui cherche à son corps défendant un sens à sa pauvre vie monotone. Mais à ce petit jeu, c’est un peu qui perd gagne et l’on ne gagne pas toujours à être père... En tous les cas je fus touché par la galerie de portraits brossés avec énormément de sensibilité, et l’ambiance acidulée qui se dégage de cette oeuvre. On ressort de la salle en se disant : tout ça pour ça ? Un peu comme si le film avait ouvert une boîte de Pandore, nous laissant seul et aussi désemparé que le personnage principal... On pourrait aussi méditer sur le fait que même si le voisin fan d’investigations policières a pensé bien faire en lançant Bill Murray sur les traces de son présumé fils, il ne lui a sans doute pas rendu service, au final... Vous avez dit que la route de l’Enfer est pavée de bonnes intentions ? Mais oui.
Dans ces 2 films (Broken et Knocking), on retrouve l’idée de cercle, de vertige, de puits sans fond. Le trou noir béant de notre existence vide de sens. Bill Murray, père putatif dans Broken Flowers se retrouve étourdi par l’immensité de sa tache (retrouver sa progéniture) et le réalisateur rend cela à la fin du film grâce à un mouvement circulaire de la caméra autour de la tête de Bill Murray, qui lui / nous donne le vertige. Le personnage de Don’t Come Knocking se retrouve ébaubi itou par le tour pour rien qu’il vient de faire – mais le film est plus positif, notre anti-héros est bien père, lui : il n’a pas tout perdu dans l’histoire, mais se retrouve tout de même grosso modo à son point de départ lorsque le générique de fin nous tombe dessus... C’est un peu comme au Monopoly, on avance tranquillement, et puis c’est Retour à la case Départ sans toucher 20.000 francs !
Ce qui est passionnant, dans tous ces films, c’est la primauté donnée aux sentiments humains. Les personnages sont paumés dans une histoire qui les dépasse, d’où cette impression de flou, de décalage, de perte de repères et, somme toute, de profonde impuissance face aux événements de la vie. Les personnages se laissent porter par les circonstances et se raccrochent tant bien que mal à ce qu’ils peuvent : le mirage éternellement renouvelé d’un fils, un amour de jeunesse, un investissement dans une passion sportive oubliée... Le spectateur se laisse également porter par les tribulations des personnages, et ressent une profonde empathie pour ces personnages à côté de la plaque ; au delà de l'intérêt purement narratif et stylistique de ces films, ce qui nous secoue c'est bel et bien que nous, spectateurs, nous retrouvons face à nos propres interrogations et nos doutes intrinsèques. Ces films, du reste, n’apportent souvent aucune réponse sur ces points, d’où une impression bizarre une fois la salle de projection rallumée ; les films restent avec nous comme des images / impressions rémanentes qui nous poursuivraient et nous hanteraient. Le travail peut alors commencer, le film n'est qu'un point d'entrée, un prétexte.
La force de ces films tout en nuances, qui ne payent pas de mine face aux mastodontes tels que Harry Potter – il est évident qu’ils ne boxent pas dans la même catégorie, mais finalement les gros budgets plein de poudre (de Perlimpimpin) aux yeux nous paraissent bien fades au bout du compte, puisqu’ils sont dénués de tout sentiment, de toute tentative d’approche de la vraie vie – c’est là une différentiation ontologique entre oeuvre d’auteur et film de divertissement. Personnellement je ne suis pas contre le fait d’aller voir un film de divertissement en toute conscience mais je sais a priori à quoi m'attendre: à rien d’autre qu’à une profonde vacuité du propos et une mise en abyme du vide constitutionnel de notre société moderne, qui a depuis bien longtemps tourné le dos à toute velléité spirituelle. Avant que le film Harry Potter ne commence à décoller vraiment, on nous jette à la figure des effets pyrotechniques très spécieux, et qui ne font en rien avancer le Schmilblick …
Transition toute trouvée pour vous parler de mon dernier coup de coeur, mais qui va bien évidemment au delà d’un simple coup de foudre cinématographique. Le film dont je parle, Darshan, m’a véritablement cloué, rivé à mon siége. Je suis resté catatonique pendant 3 minutes, la tête encore emplie des couleurs, des gens, des sentiments, presque des odeurs de cette Inde décrite si précisément et si amoureusement par Jan Kounen. Et puis il y a le personnage principal du film : AMMA. Déjà, un nom en forme de palindrome parfait, symbole de la matrice originelle, dénomination à la fois respectueuse et familière (dans un apparent paradoxe dont les indiens sont si coutumiers) et qui donne le ton, avant même de la voir, de la profonde humanité, du détachement sans fond, de l’amour inconditionnel de cette Sainte contempo-Reine dont le film nous parle. Non seulement la forme du film est remarquable – plans grandioses de simplicité (le Palais du Rajasthan), façon de filmer qui s’adapte au contexte (plans fixes d’éléphants se baignant dans un fleuve majestueux, caméra à l’épaule dans la cohue indescriptible des rues de Bénarès) mais le fond nous fait fondre : Amma est une femme qu’on ne peut s’empêcher d’aimer au premier regard ; amour comme un écho à notre propre désir et notre propre impossibilité de nous comporter de manière si exemplaire. L’on reste frappé de stupeur lorsque l’on assiste, tel un bouquet final grandiose et vertigineux, à l’étreinte qu’Amma (la Mère, avec un grand aime) donna à 45.000 personnes consécutivement, dans un ballet dont la chorégraphie stricte et hallucinante nous laisse émotionnellement sur le carreau.
Le cas Palais Royal : juste une petite réflexion concernant ce film, bien fait au demeurant mais qui a souffert d’une chose paradoxale à mon humble avis : il a bénéficié d’une promotion soutenue et intensive, mais justement, il y a eu tellement de commentaires publicitaires dithyrambiques que l’attente du spectateur que je fus a certainement été gonflée artificiellement et du coup je n’ai pu m'empêcher d’être un peu déçu. De plus, la bande-annonce très drôle et bien foutue contenait la plupart des meilleurs gags et répliques ; par un processus tout à fait non intentionnel et suicidaire, il se trouve que c’est l’outil promotionnel même qui est devenu l’instrument d’une déception annoncée! Curieux paradoxe que cette promotion disproportionnée, et finalement vidée de toute exégèse, dans notre société hyper médiatisée, qui produit presque l’effet inverse de celui recherché... Ceci dit, j’ai trouvé Valérie Lemercier très drôle et les gags les plus comiques étaient quasiment non visibles pour qui ne se concentrait que sur les premiers plans ou les répliques les plus évidentes. Ce film est un excellent cas d’école pour ce qui concerne les gags cachés (voire le running gag) ou le comique de situation permanent mais pas toujours repérable du premier coup d’oeil ; c’est presque un produit trop bien ficelé, surtout en comparaison de la promotion outrancière et superficielle dont il a eu la chance de bénéficier dans tous les principaux médias télévisuels. Trop de promotion tue l’objet de la promotion !
En conclusion, je dirais que si je trouve que Palais Royal a usé et abusé de la promotion, parfois à son propre détriment, je trouve inadmissible qu'un film comme Darshan ne soit projeté lors de la première semaine de sa sortie que dans 3 salles à Paris et n'ait pas eu ne serait-ce que le tiers du quart du temps promotionnel dont a bénéficié Palais Royal... ce qui aurait déjà fait beaucoup !! Il est des trop-pleins de mots qui sont inappropriés, et il est des silences assourdissants.