Je sors de la séance de Million Dollar Baby secoué comme un boxeur ayant pris un mauvais coup. Mais il s’agirait là plutôt d'un coup au moral. C’est en effet peu dire que ce film mérite amplement ses 4 Oscar, dont l'Oscar du meilleur film et celui du meilleur réalisateur, doublé que Eastwood avait déjà réalisé avec son film Unforgiven, il y a un peu plus de 10 ans. C’est peu dire que Eastwood signe là un chef d’œuvre qui va bien évidemment largement au-delà du simple film de boxe (mais c'est aussi un excellent film de boxe, dans sa première partie, avec tous les ingrédients qui apportent une grande véracité au récit : enchaînement des combats, implication du manager dans les matches, démarches pour trouver des adversaires, magouilles pour organiser les rencontres, sens du détail quant aux postures sportives...) Il a mis en scène en prenant le temps, avec un sens aigu de la retenue (le contraire de son personnage principal, Maggie Fitzgerald, qui expédie ses matches en 1 round, comme si pour elle, justement, le temps était déjá compté) un véritable joyau (c’est un film joyau à défaut d’être un film joyeux), et il interprète lui-même un Franckie Dunn dont le monolithisme émotionnel premier se fendille à mesure que les rounds défilent et que l’amour naît entre lui et sa protégée (mais on ne le comprend qu’à la fin, quand effectivement il est trop tard et que les sentiments non dits ne peuvent plus s’exprimer que dans un passage à l’acte final dramatique, geste d’amour ultime qui laisse Franckie (et le spectateur) sur le carreau...
La seconde moitié du film, sorte de Parle avec Elle transatlantique, joue beaucoup sur le minimalisme et laisse le spectateur comme asphyxié par ce huis clos tout en retenue. L’asphyxie, c’est finalement le funeste sort que vivra Maggie Fitzgerald, que Dunn libère de ses souffrances comme elle le lui demande, là encore dans une scène d’une sobriété toute Eastwoodienne. Car c’est dans cette retenue, dans cette heureuse tenue, que Clint est le meilleur. Lui qui dit souvent less is more prouve là sa complète maîtrise de cet adage minimaliste. Aucune scène superfétatoire là-dedans. Tout se répond d’un bout à l’autre du film. Les dialogues ne sont jamais là par hasard. La mise en scène est au cordeau. Les meilleures scènes sont sans doute celles où Clint filme les personnages en gros plan, toujours dans l’ombre, toujours avec une émotion palpable qui fait que, comme Maggie lorsqu’elle boxe, on oublie de respirer tellement l’émotion nous submerge. Ce film reste dans mon esprit comme un vieux blues, long et lent, ou comme un vieux vin qui resterait en bouche avec un relent amer. C’est triste et magnifique à la fois.
Il est d'ailleurs à noter que c'est Eastwood lui-même qui a composé la musique de ce chef d'oeuvre, comme s'il ne voulait laisser à personne d'autre que lui le soin de poser ces quelques notes subtiles de piano sur son histoire ; la musique est à l'instar du film, très douce, très subtile, très lente et chargée d'émotion. On comprend le vieux Clint, qui sait que la musique participe intégralement à créer une atmosphère, à souligner une scène, à renforcer une ambiance... Pas étonnant dès lors que seul lui, qui a une vision parfaite de son film, puisse habiller les scènes avec des notes qui sont comme une extension de sa propre âme.
Beaucoup de thèmes différents sont abordés dans cet opus majeur du cinéaste aux deux Oscar : le thème de la filiation (par le truchement de la narration de Morgan Freeman, dont on comprend à la fin qu’elle s’adresse à la fille de Dunn, qui s’obstine à lui écrire des lettres qui reviennent toutes à l’envoyeur), thème qui est central au film, et d’ailleurs cette boxeuse qui gagne le vieux cœur fermé de Franckie, on ne sait trop s’il la considère comme sa fille ou sa bien-aimée (lorsque Dunn traduit finalement les deux mots de Gaélique à Maggie, il dit «
my darling, my blood », ce qui illustre bien l’ambivalence des sentiments à son égard, «
darling » se référant plutôt à l’amour et «
blood » à la filiation.) Le thème de l’amitié est aussi superbement traité, avec ces deux hommes, le vieux boxeur noir borgne et le vieil entraîneur un peu misanthrope qui se connaissent depuis plus de vingt ans. Là encore, beaucoup de retenue dans les dialogues, ils se connaissent si bien qu’ils se comprennent à demi-mot. Mais
Million Dollar Baby est aussi un film sur l’univers de la boxe, sur la sueur et le travail, sur l’effort et la constance. A ce titre, Eastwood boxe au-dessus de la mêlée des autres cinéastes Hollywoodiens qui se complaisent trop souvent dans l’esbrouffe, dans le trop-plein, tant son film reflète exactement les qualités contraires d’honnêteté du travail bien fait, du sens du détail qui fait sens, et du rythme qui tient le spectateur en haleine (surtout durant la première moitié du film dans laquelle le temps comme les rounds expéditifs défilent à vitesse vertigineuse, la seconde moitié du film étant celle où le temps suspend son vol) ; il livre un joyau qu’il a poli encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste que la substantifique moëlle, celle-là même qui est définitivement sectionnée chez son personnage principal.
C’est aussi un film sur l’éthique, mais pas tellement l’éthique ou la moralité conventionnelle. Selon cette dernière, l’acte d’empoisonnement de Maggie serait réprouvé. Or le spectateur ne peut s’empêcher d’adhérer à ce geste réfléchi de la part de Dunn, dicté par l’amour et visant à soulager les souffrances morales de la femme aimée au détriment des siennes propres. C’est l’acte d’amour ultime, d’amour désintéressé et inconditionnel. C’est faire passer le bien-être de la personne qui souffre avant les tourments moraux que cet acte pose et déclenche, voire en dépit de ceux-ci. A cet égard, la conversation avec le prêtre montre bien que la religion traditionnelle est sans véritable réponse face à ce genre de situation. Le prêtre se défausse en pointant les affres morales qu’aurait à subir Franckie s’il accédait à la demande simple et humaine de Maggie ; il ne pense pas réellement à Maggie, à l’opposé de Dunn qui ne pense qu’à elle. Les scènes dans l’hôpital sont touchantes au possible, et aussi lorsque Dunn se démène pour trouver un autre hôpital où Maggie pourra mieux être soignée. On commence à sentir l’amour dans cette quête désespérée et vaine ; il se voile la face à ce moment là, mais son geste ultime (voire son ultime geste de sa vie d’homme, puisqu’il disparaît de la circulation après cela) prouve qu’il prend conscience de la situation et fait au mieux, en ayant sa conscience pour lui.
Je suis ressorti de la salle de projection en ayant le sentiment d’être davantage humain, et aussi de ressentir davantage l’humanité dans les gens que je voyais. C’est sans soute aussi cela le véritable tour de force de ce film, faire prendre conscience qu’il faut mieux dire ce qu’on éprouve quand il est encore temps, que rien ne dure toujours et que certains choix qui peuvent paraître immoraux peuvent en réalité être dictés par les plus beaux et les plus purs sentiments. C’est la plus belle et la plus touchante des illustrations de quelques principes bouddhistes fondateurs, qui font la part belle au vrai bon sens et à la primauté des états d’esprit positifs sur la morale conventionnelle.
Admirez donc le talent de Eastwood, qui filme les ambiances et les atmosphères mieux que personne, avec une superbe lumière qui tire souvent sur le vert (comme le peignoir de boxe de Maggie), et qui renforce le côté un peu old school, un peu intemporel d'une belle histoire d'amour et d'amitié qui s'exprime dans les actes plutôt que dans les mots...