Un soir comme tant d’autre, celui-ci était vaguement rythmé par un vieil air de disco qui ne faisait plus danser personne depuis longtemps. La pièce où ils buvaient un thé au goût indéfinissable – on eût dit que quelques gouttes de liquide à vaisselle avaient subrepticement été versées dans les deux tasses, à moins que ce breuvage étrange n'ait été un thé citronné ? – était assombrie par les rideaux qui ne cachaient de toute façon plus un soleil inexistant à cette heure de la journée. Ils étaient assis aux deux bouts d’un canapé revêtu d’une couverture immaculée, d’une blancheur improbable. Ils parlaient depuis quelques heures, ou quelques minutes, nul ne savait vraiment, le temps avait suspendu son vol, depuis longtemps aussi. Etaient-ce les effets lénifiants du thé, était-ce une certaine lassitude, une douce léthargie provoquée par la sécrétion de quelque hormone idoine, qui faisait s'étioler cette soirée et la laissait en dehors du champ d'action du dieu Chronos ?
C’est que l’homme, par nature plus encore que par volonté, savait garder un certain contrôle de lui-même. En face de lui, Elle parlait encore, accompagnant ses paroles de sourires et de plissements d’yeux évocateurs. La voix était d’une douceur infinie. La tête de la femme se penchait de temps en temps en arrière et la bouche laissait échapper un rire doux, maîtrisé. La jambe, à présent laissée à l’abandon dans le no man’s land du canapé recouvert de la couverture à la blancheur éclatante, était agitée de soubresauts réguliers, le pied lui-même bougeait de façon synchrone avec la musique disco toujours audible en arrière plan, mais que nul n’écoutait, bien sûr. La musique eût été remplacée par un message extra-terrestre annonçant une invasion imminente que nul n’aurait bougé le petit orteil ; ceux de la femme semblaient d’ailleurs mus par une volonté propre, ignorée de la conscience de la personne à qui ils appartenaient.
L’homme, sans qu’Elle ne semblât en avoir la moindre idée, menait nonobstant deux combats de front : chercher à captiver le public qui lui faisait face tout en se forçant avec peine à laisser sa main dans sa position actuelle et inoffensive, à bonne distance de ces orteils qui lui faisait littéralement du pied, tels des asticots gigotant et tentants dans la ligne de mire de quelque poisson tout à fait réticent à finir dans la nasse. Car il ne s’y trompait pas : un mouvement de trop de sa part et la réaction en chaîne bien connue allait se mettre en branle, ce à quoi il ne voulait pas se résoudre, pas maintenant, bien que l’envie ne lui en manquât point. Dilemme cornélien. Epée de Damoclès. Réflexe pavlovien. Les battements accélérés du cœur logé dans sa poitrine faisaient sensiblement augmenter la pression sanguine et, partant, échauffait sa peau visible ou cachée par une chemise de marque, ce qui avait pour conséquence de diffuser l’odeur de son parfum entêtant dans les environs proches de son corps. Le sentait-elle ? Il ne saurait dire. Ses sens à elle n’avaient pas besoin d’être excités comme ça, à pas d’heure, dans cette pièce enténébrée et dont l’air pulsait doucement aux rythmes discoïdes d’une autre époque, dont nul n’avait encore cure, bien évidemment.
Le rythme cardiaque devait irrémédiablement être ralenti, faute de quoi la sortie de route était prévisible, voire inéluctable. Et la victoire ne se joue jamais sur une étape, mais sur la course toute entière, il ne le savait que trop bien. Il convenait surtout d’embrayer sur une échappatoire orale bien sentie. Le temps file, je vais te laisser te reposer. Demain est une journée de labeur à laquelle l’on se doit de se préparer, bla-bla-bla, et voilà le travail. Les procédures d’évitement, ça le connaissait. Obstacle imprévu dans le couloir aérien, monter en urgence au palier supérieur, mettre les gaz et rejoindre une altitude sécurisée permettant d’éviter le crash. Le danger passé, reprendre un rythme de croisière, et se caler sur le rythme disco que chacun, à présent, percevait, bien sûr. Se lever malgré soi. Faire circuler le sang dans les membres anesthésiés ; se préparer à affronter le départ et le froid du monde extérieur. Remettre avec difficulté ses chaussures, et déblatérer deux ou trois lieux communs avant de prendre congé. Ne pas se laisser dégoûter par une lâcheté assumée autant que nauséeuse.
Elle, maintenant debout en face de lui dans ce couloir de la mort, long comme cette soirée qui n’en finit décidemment pas, ramène ses cheveux en arrière, de façon calculée, sans un mot, un sourire énigmatique fiché sur les lèvres. Gestes lents. Yeux pétillants. Quoi dire à cet instant précis ? On se revoit quand ? Elle ne sait pas, ou feint de l’ignorer. D’une certaine façon, il est évident qu’ils se reverront. Probablement. Ou pas du tout. Le cerveau de l’homme reçoit comme dans un rêve cette image imprimée sur ses rétines et transmise par ses nerfs optiques, image qui le hantera, celle de la femme dont les bras nus semblent suspendus à ses cheveux à présent noués. Image rémanente de ce corps quasiment offert, comme un chien en confiance se coucherait sur le dos, oublieux du souci de ne pas laisser un prédateur lacérer son ventre ou dévorer ses organes vitaux.
Les événements qui suivirent s’enchaînèrent comme dans le confort ouaté d’un songe. Disparition d’une tête dans l’embrasure d’une porte qui se referme sur la nuit et le froid. Chemin du retour qui semble interminable. Fumée d’une cigarette qui ne lui aura pas manqué, inhalée par les poumons en même temps que la froidure de l’air extérieur. Tourner quand même la clé dans la serrure. Ne pas ressentir le manque. Ne pas penser à la femme et la chaleur de la pièce, laissées derrière lui. Ne pas penser à la douleur de cette séparation. Se dire que demain est un autre jour, que le soleil se lèvera, et qu’il en fera de même. Sans doute.