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récit

  • L'heure BLEUE...

    C’est avec un sentiment d’incrédulité (qui est toujours le mien au moment où je relis ces quelques lignes), que je compose l’incipit de ce récit éprouvant, à une heure plutôt indue pour un honnête travailleur. C’est que j’ai vécu cette nuit une expérience que, je crois, je n’oublierai jamais. Ce sentiment reste en moi telle une impression rémanente, tel un ressenti nauséeux et qui mettra longtemps à se dissiper, s’il y parvient un jour ; j’aimerais y associer des esprits sains, de sorte que je puisse être rassuré quand à ma propre santé mentale, bien que rien ni personne ne pourra jamais changer la vérité formidable que je désire vous narrer, en cette funeste nuit du mercredi 3 mai 2006 -- une nuit noire qui restera à coup sûr marquée d’une pierre blanche dans la liste de mes pires souvenirs.

    Tout  commença (mal) la veille. Je me couchai assez tardivement. Je cherchai longtemps le sommeil. Le fait est que jusqu’à deux heures du matin je vaquais à quelques occupations, puis je bus un dernier verre de jus d’orange dans ma cuisine, avant que de me mettre au lit. Ces derniers instants de normalité, maintenant que l’irréparable est commis, me plongent dans un sourd désespoir, dont nul ne pourra désormais m’extraire. Je crains que je ne sois marqué à vie par ce qui arriva ce soir, et, tandis que je me remémore ces moments incroyables, je ne sais par où poursuivre ce récit. A la réflexion, je pense que la chronologie doit en être respectée. Permettez-moi donc de poursuivre : je m’allongeai, et le sommeil mit un temps infini à me trouver ; je sombrais, sans doute graduellement, dans une sorte de torpeur, pour enfin m’endormir tout à fait. Mais ce répit fut de courte durée puisque je me réveillai un peu plus tard, précisément à deux heures cinquante. La précision clinique des détails doit vous paraître bizarre, mais, tout bien considéré, c’est à présent tout ce qu’il me reste ; je ne peux me raccrocher à rien d’autre qu’à ces détails circonstanciés, qui m’apportent à présent un semblant de calme et de réconfort en me replongeant dans la routine rassurante et lénifiante d’avant le point de rupture. Mais mon récit doit suivre son cours ; je me levai, donc, assez bien éveillé, et me dirigeai à nouveau vers la cuisine, mon chat m’emboîtant le pas. Pooka, c’est le nom de mon chat (une femelle, à vrai dire), dort dans le living-room, car il perd ses poils par paquets  (l’effet, m’a-t-on dit, du passage de la saison froide à une période plus clémente), et je ne l’autorise plus, depuis quelques jours, à dormir sur mon lit. Pooka, donc, me suivit dans la cuisine et réclama quelques caresses, quelque attention, que je lui prodiguai avec amour.

    J’observai la nuit par la fenêtre, l’immeuble en face était absolument noir, pas une lumière à cette heure avancée et ténébreuse. Ce dernier adjectif, d’ailleurs, exprime assez parfaitement l’état dans lequel se trouvent mes pensées tandis que je tape compulsivement ce texte sur le clavier. Je ne puis encore croire tout à fait à ce qui s’est passé, et je doute que vous-même, une fois rendu à la fin de cette invraisemblable histoire, vous n’éprouvâtes pas un tel sentiment de scepticisme mâtiné de stuféfaction...

    Mais je vous sens fébrile, et je ne voudrais pas vous priver, par les divagations mentales qui sont les miennes, de la suite de cette abracadabrante histoire. Sur la table de la cuisine trônait mon téléphone portable, et je m’en saisi pour envoyer un message écrit à mon frère ; je lui proposai de nous voir le samedi suivant, mais, au vu des présentes circonstances, je ne puis préjuger de ma capacité à honorer ce rendez-vous, qui me semble du coup être devenu bien incongru. Au moins, ce message nuitamment composé constituera une preuve tangible, s’il en est plus tard besoin, que cette histoire a possédé une réalité que nul ne pourra remettre en cause, sinon moi-même. Mais les faits sont là, irréfutables et inéluctables, et nul ne peut les nier. Moi-même, je préférerais largement les passer sous silence que de risquer de passer pour fou. Mais je ne peux me résoudre à garder tout ça pour moi. On le sait, la catharsis littéraire, et ce depuis la nuit des temps, constitue une thérapie sinon efficace, du moins apaisante, et mon irrépressible envie de verbaliser cette expérience traumatisante ne procède pas d’autre chose. Une fois mon message expédié, je retournai dans ma couche, en prenant soin de fermer à clef ma porte pour ne pas que Pooka fût tentée de rentrer subrepticement dans la chambre. L’horloge de mon radio-réveil indiquait trois heures quinze. J’avais  chaud, je me tournai et me retournai, peut-être pressentais-je alors  l’innommable ? Les capacités de précognition du cerveau humain restent encore, je le sais, à être pleinement explorées. Mais il existe des précédents fameux, et qui n’a pas entendu parler des rêves prémonitoires ? Rêves qui me fournissent une excellente transition pour en venir au fait, et me rapprocher du troublant constat qui, encore à l’heure à laquelle je peaufine cette narration, me taraude. Le genre d’évènement qu’on ne cesse de ressasser, dans une velléité de compréhension, ou du moins dans l’espoir d’y déceler quelque élément rationnel auquel se raccrocher comme à une bouée salvatrice. J’aimerais être psychologiquement assez solide pour m’éviter ces ratiocinations ad vitam æternam ; j’en doute fort. Le fait est que Morphée me prit finalement dans ses bras, et je m’endormis du sommeil du juste, mon repos empli d’un rêve qui ferait se retourner jusqu’à Freud dans sa tombe.

    C’est graduellement que je revins à moi. Mon rêve fut celui-ci : je suis dans une salle, en train de faire un exposé ou une présentation professionnelle ; je ne suis pas certain du contexte, mais les détails suivants, eux, je m’en rappellerai éternellement. Au cours  de cette présentation, vestige d’une expérience professionnelle passée – que Freud, justement, aurait nommé un reste diurne, je me souviens avec acuité que mon chat Pooka était là, par une de ces collusions/collisions des souvenirs et des pensées que seules peuvent produire les chimères nocturnes de notre imagination. Et au milieu de cette présentation fantôme (j’en tremble encore alors que les mots prennent forme sur l’écran plat de mon ordinateur), j’entends des bruits aigus, stridents, brefs mais répétitifs, comme le résultat d’un petit marteau frappant obstinément une clochette à intervalle régulier. Ce sont ces bruits qui me tirèrent petit à petit de mon coma. Et, en rêve, je vois Pooka courir après une faible lumière flottant dans l’air de mes songes, loupiote virevoltante et d’une brillance irrégulière. Pooka lui donne la chasse, dans un escalier qui ressemble à celui de l'ancienne maison de mes parents, mue par ses instincts félins les plus ancestraux. Sphère insignifiante qui irradie doucement une lumineuse pulsation ; je la revois encore avec effroi et stupeur.

    Je m’approche moi-même de cette lueur diffuse et minuscule, toujours hypnotisé par ces bips aigus et répétitifs, et je ne sais plus exactement ce que je vis à ce moment-là, puisque c'est précisément l'instant où je me retrouvai complètement réveillé. Mais ma réalité toute entière était encore résonnante de ce son cristallin cauchemardesque – je n’hésite pas à le nommer ainsi, au vu de ce qu’il a déclenché, si tant est qu’il pût y avoir eu une relation de cause à effet -- je ne suis plus sûr de rien maintenant, sinon du tourment mêlé d’abattement qui est le mien, tandis que j’écris ce texte, à six heures du matin, tandis que le jour se lève et que je ne sais si je pourrai jamais me recoucher sans craindre les affres d’une nouvelle nuit d’horreur. Ce son tintinnabulant m’emplissait la tête et je décidai de boire derechef un verre de jus d’orange. Mon radio-réveil est muni d’un ingénieux système de projection de l’heure, et mes yeux accrochèrent ces chiffres rouges implacables qui se détachaient sur le blanc immaculé du plafond, 4:15. J’avais donc dormi une heure, mais je ne m’en souciai guère, encore obnubilé par ces clochettes obsédantes. A la réflexion, ces tintements me paraissent à présent presque surnaturels, comme pas humains, et d’une régularité impensable.

    Voulant bouger pour me sortir du lit, je me rendis compte qu’une partie de mon corps était toute ankylosée, comme paralysée. Je me serais coincé un nerf durant mon sommeil, sans doute, et ces infortunés fourmillements n’en étaient que la conséquence désagréable. Je réussi à me lever tout de même, mais les picotements ne me quittèrent qu’un peu plus tard. Je déverrouillai la porte de la chambre et m’engageai dans le petit couloir qui mène à la cuisine. Cette fois-ci, point de Pooka, qui devait rêver de souris malicieuses et d’explorations aventureuses. Je me servi un verre de jus d’orange, toujours dans le même grand verre déjà précédemment utilisé. L’immeuble en face était toujours d'un noir d'ébène, seulement illuminé ça et là par quelques fenêtres faiblement éclairées. C’est seulement en regardant cet immeuble dans la nuit parisienne, et seulement en entendant après quelques minutes les oiseaux chanter que je me rendis compte que ces derniers avaient été absolument muets entre le moment où je me levai et le moment où cette prise de conscience me frappa, plus sûrement encore que les chiffres carmin de mon plafonnier. Sur le moment, je ne sus trop comment interpréter ce soudain réveil, cette éclosion sonore, cette vie qui reprend ses droits, d’un coup d’un seul. Ces instants suspendus entre vie et mort, entre éveil et sommeil, entre silence assourdissant et gais pépiements, tandis que je me les remémore, me remplissent d’une tristesse incommensurable de laquelle je ne sais si je sortirai un jour ; j’ose l’espérer. Dans l’obscurité de mon appartement enténébré, dans la fraîcheur de la nuit, je frissonnai. Pris par un brusque pressentiment, j'allai voir dans le living-room si Pooka dormait bien, à l’endroit qui est le sien, près de la fenêtre. Ces quelques pas me parurent durer une éternité. Je poussai doucement la porte en appelant faiblement mon chat adoré. Son panier sur la petite table qui repose sur le bord intérieur de la fenêtre était vide. Elle se sera endormie sur quelque chaise, dans quelque recoin prisé de nos câlins matous, dans quelque espace secret dont nos minets pas poltrons sont férus.

    Je ne me rendis pas compte, alors, que mes appels se firent plus pressants.

    Le fait est qu’ils restèrent sans réponse.

    A potron-minet, tandis que le jour, sur Paris, s’est levé, je dois bien avouer que noter noir sur blanc l’affreuse et indicible vérité me révulse. Je crois que le monde autour de moi a dû s’écrouler, cette nuit, en même temps que des certitudes que je jugeai inébranlables, des axiomes d’une inamovibilité dont je n’avais jamais pensé qu’elle pût être remise si brutalement en cause. Mais la réalité, froide et insidieuse, pour choquante et troublante qu’elle soit, m’a rattrapé en cette dramatique et funeste soirée. Pourtant, davantage que cette vérité qui, dans quelques instants, éclatera aux yeux de tous, ce sont les circonstances mystérieuses de cette révélation qui m’emplissent d’un abyme de souffrance et de douleur. Car, en cette nuit mauvaise et tragique de mai 2006, je dus me rendre à une évidence qu’il me coûte, ô combien, de révéler : Pooka, mon chat bien-aimé, mon félin facétieux, celui-là même qui poursuivit en songe une énigmatique lueur aux sons stridents que je ne peux, même maintenant, complètement identifier, mon chat Pooka, donc, avait disparu corps et âme.

    J’eus beau chercher dans les moindres recoins de mon appartement, qui n’est pas si grand, je ne pus mettre la main sur mon adorable chat ; les fenêtres et la porte d’entrée étaient closes, fermées, et ce terrible constat, pourtant, était irréfutable.

    Pooka n’était plus là.
    Littéralement évaporée.
    Indubitablement dissoute.
    Mystérieusement envolée.

    Envolée ?

    Paris-Fondary
    Le 3 mai 2006