Mer amère. Le voilier abandonné filait sur une mer d’ébène, au gré des vents qui avaient mal tourné, et sans cap particulier. Le Capitaine désespéré était sur le pont, scrutant l’horizon à la recherche de quelque traître esquif, de quelque mauvais écueil, cramponné à la barre de son vieux bateau, barre qui le soutenait plus qu'il ne la tenait... Il balayait la surface moirée de l’océan de son regard alerte, prévenant, bon et attentif, quoique triste et humide à présent. Insensible au ponant nocturne qui frappait les voiles et son visage fermé, il veillait au grain, comme chaque soir, fixant sans relâche la crête des vagues et le point où l’immensité de l’océan rejoint celle du ciel étoilé. Il veillait, dans les deux sens du terme : il était en veille, et éveillé, à cette heure avancée de la nuit, ne pouvant fermer l'oeil. Et l’un n’allait bien évidemment pas sans l’autre, bien que son esprit divaguât souvent, se soustrayant pour un temps plus ou moins long à la surveillance acharnée des vagues et du gros temps. Car quoi qu’il fît, son esprit sensible, trop sensible, ne pouvait se détacher vraiment d’une certaine Moussaillonne restée définitivement à quai, avec laquelle, parfois, il avait pris le large pour des traversées ô combien bienheureuses qui l'avaient regonflé plus sûrement que le noroit ne gonflait les voiles de son vieux navire.
Mais en ce soir de navigation à présent solitaire, le vague à l’âme s’emparait de lui, colorant d’un bleu marine délavé sa perception des flots changeants… Il était reconnaissant, pourtant, de ces instants inoubliables, et il était pleinement conscient que rien dans cette vie misérable et fragile ne dure toujours... Mais la perte était là, infrangible et sourde, et il lui semblait insurmontable d'essayer d'oublier les moments magiques qu'il avait vécu en sa douce compagnie, les cigarettes nocturnes ou matutinales, les instants de tendresse indicible, les sorties au Café des Dunes, et sa voix aux inflections aimantes qui s'était perdue dans l'inéluctable atténuation du désir, qu'il avait pourtant vu venir, avec lucidité et amertume et impuissance. Et son souvenir se diluait à présent dans le tanin du vieux Bordeaux et dans les volutes incessantes des cigarettes qu'il fumait sans discontinuer...
Car même si la Moussaillonne avait vaqué à des occupations nécessaires, à terre comme en mer, sa présence, toujours, lui avait mis du baume au cœur et avait fait passer les soirs de quart avec délice. Elle avait été comme un phare accueillant et adoré, comme une évidente balise lumineuse dans une nuit faite de solitude, de doutes, et de manque, qui le taraudait derechef, comme jamais. Baume lénifiant, présence obvie et intemporelle ; elle semblait avoir toujours été là… et à présent qu'elle ne l'était plus, la douleur et la tristesse et le désespoir s'engoufraient en lui plus sûrement qu'une voie d'eau dans la coque de son vieux vaisseau. Peut-être en effet l’avait-elle toujours été, là, même si leurs routes ne s’étaient que récemment croisées, et encore plus récemment séparées. Jamais il n'avait été plus heureux qu'au cours de ces quelques derniers mois, avant que les vents n'eussent mal tourné, avant que les cieux magnifiquement bleu n'eussent été assombris de mauvais nuages venus d'on ne sait où... Et la perte le frappait durement. Et le deuil de tant de promesses d'avenir brisées sèchement, de tant d'occasions de naviguer de conserve, que ce soit par beau temps ou dans les inévitables grains qui s'affrontent toujours mieux à deux, de ces espoirs brisés comme une bourrasque casserait net le grand mât de son vieux navire, tout cela l'emplissait d'une tristesse ineffable.
La Moussaillonne avait eu sa place à bord, qu’elle l’eût occupée effectivement ou non, et, que cela eût été pour une heure, pour un jour, pour une semaine ou pour un siècle, l’évidence de son existence avait marqué le Capitaine plus sûrement que les embruns et le sel ne marquaient son visage tanné et mangé par la barbe des voyageurs au long cours. Et le loup de mer se prenait de temps en temps à l’imaginer à ses côtés, comme dans un rêve transmuté en cauchemar, aidant à la barre, hissant la grand-voile et admirant avec lui, lors d'accalmies bienvenues, l’immensité irisée de cet océan infini. Quels qu’en soient les avantages, il lui semblait que sa nouvelle solitude, inhérente aux longues sorties maritimes sans équipage, lui pesait d’autant plus qu’il se savait coupé de sa moitié, qu’il l’imaginait au loin, qu’il la sentait presque contre lui et qu’il la voyait, parfois, prenant les traits d’une fantasmagorique sirène, dans le noir et la tiédeur de quelque nuit nostalgique, triste et sans sommeil…