Ayant quitté bien malgré lui le confort et la quiétude d'un port d'attache accueillant, le capitaine d'un navire en perdition crut s'embarquer pour une longue et houleuse traversée dont l'issue était incertaine ; et il prit goût à la solitude des voyageurs au long cours, celle des marins solitaires, celle des vieux loups de mer qui finissent par apprécier davantage le silence des vastes étendues maritimes que les signaux sonores d'une vie qui les fuit… Et puis, soudain, d'une façon aussi imprévisible que le grain qui s'abattrait sur le frêle esquif ou l'impressionnant voilier, sans prévenir, par une journée plombée par un soleil insupportable ou par une nuit étoilée et noyée dans les vapeurs d'un rhum et d'une éternelle cigarette, la lueur d'un phare ami que l'on n'attendait plus, qui surplombe une terre hospitalière, se laisse percevoir. Au beau milieu d'un océan fait de larmes et de désespoir, une douce lumière apparait, presque inconcevable, presque irréelle, mais cependant aussi puissante que le tropisme qui fait se dérouter le vaisseau abandonné, que la surprise qui fait s'écarquiller les yeux du Capitaine sur le pont, une main sur la barre et l'autre accrochée à une cigarette que des vents mauvais tenteraient de consumer avant que le fumeur incrédule ne pût en profiter tout à fait…
Et le Capitaine ébahi sort les instruments de la réserve dans laquelle il les avait jadis entreposés, et il les dispose précautionneusement sur la grande table de sa cabine, et il fait le point, fébrile, essayant de ne pas se laisser perturber par les passions et les espoirs qui affleurent à la surface de cette vie faite de solitude et de tristesse, de dérive et de manque… Il refait les calculs, trace encore et encore la route maritime qui l'a conduit là, comme par miracle ; il revérifie le compas et le sextant. Et il n'en revient pas.