Hier soir, dimanche 07 octobre 2007 (le temps passe toujours aussi vite), je me suis dit, Tiens, je vais aller me détendre un peu en allant au cinéma. Je n’aime guère les dimanches soirs, veilles de reprise du boulot, soirées comateuses entre deux eaux où on essaye d’apprécier le restant du week-end qui diminue comme peau de chagrin, tout en se lamentant sur la semaine à venir. Bon, en l’occurrence, la semaine à venir sera assez cool, me laissant un peu de temps pour caler quelques rendez-vous caféinés avec des amis, comme j’aime bien le faire lorsque mon planning m’en laisse l’occasion. Bref, je me suis dit, Tiens, je vais aller me détendre un peu en allant au cinéma. Après un samedi actif (jogging du matin, soirée Rugby chez mes amis de Paris15, Nuit Blanche passée au Comptoir en petit comité), mon dimanche fut consacré à quelques tâches ménagères incontournables, qui, une fois accomplies, laissent un goût de plénitude et permettent d’apprécier la quiétude et la propreté d’un Home Sweet Home flambant neuf ! Donc, après ces travaux ménagers, je me suis dit, Tiens, je vais aller me détendre en allant au cinéma. Je conviens d’un rendez-vous avec C. à Convention, arrive en avance, vois l’heure tourner, mais au final nous prenons place juste à temps dans la salle enténébrée, et visionnons quelques bandes-annonces intéressantes. Le film que nous avions choisi s’intitule L’Ennemi Intime, et une brochette de bons acteurs y participe. Après les inévitables publicités, place au film ; je me dis, Quand même, ça fait du bien d'aller se détendre un peu en allant au cinéma…
Loupé. Tout faux. En fait de détente, ce sont plutôt celles des fusils mitrailleurs et des pistolets qui furent actionnées… Le film nous plonge en plein dans la Guerre d’Algérie, ainsi que dans une réflexion intense sur cette période trouble de notre Histoire récente. L’Ennemi Intime est tout sauf manichéen ; il joue la carte de la subtilité, entre vrais soldats français, recrues algériennes ralliées à la cause de l’Algérie française (ou pas), membres du FLN et coups tordus en série. On torture à qui mieux mieux. On fait du bruit pour ne pas entendre les cris. Certains bourreaux supportent, d’autres pas. Les torturés finissent de toute façon au fond d'un trou. On boit des coups pour oublier ceux portés au moral, pour évacuer l’absurdité de cette Guerre qui ne dit pas encore son nom. Opérations de maintien de l’ordre, on dit. Gégène anxyogène et napalm peu académique. Mitraillages en règle et massacres jamais gratuits, bien évidemment. Malaise. Rapports humains exacerbés. Différences culturelles, de milieu, d'éducation, qui s'aplanissent dans l'action et les peurs et les doutes. Un Dupontel (comme toujours excellent, très intérieur et sobre) pragmatique, désabusé, face à un Magimel (sorte de Steve Mc Queen français, au regard bleu-piscine-qui-tue) lettré (il lit l'Écume des Jours) et idéaliste. Chacun trouvera la porte de sortie qui lui correspond. On a dit que le film en faisait trop, trop de violence, trop d'action stylisée, trop de gore, trop de trop. Pas d'accord. Je pense qu'à la limite, il faut cela pour que le spectateur de 2007, ignorant de ce qui se passa, oublieux de l'Histoire, se sente un minimum concerné, remué, par tout cela. Il faut la forme pour que l'on puisse toucher le fond.
Rappelons que ce n’est qu’en 1999 que l’Etat français a officiellement admis que ces opérations de maintien de l’ordre en Algérie étaient en réalité une Guerre. 27.000 tués du côté français, environ 600.000 du côté algérien. Indépendance en 1962, comme chacun sait. J’avais un peu révisé cette période de l’histoire lors de mon séjour à Alger en été 2006 ; mon ami Nabil m’avait fait visiter le Musée des Martyrs, et m’avait briefé sur cette Guerre et ses conséquences. Le FLN passant du statut de terroriste à celui de résistant. Les frontières sont souvent floues, et dans un conflit armé, il faut bien qu’il y ait un vainqueur et un vaincu. Malheur au vaincu, comme on dit. Vae Victis. Sauf qu’une fois les opérations terminées, il ne reste qu’un goût âcre dans la bouche, un goût de mort, un goût de sable chaud arrosé de napalm, un goût de sang et de sueur ; un dégoût d’avoir trop tué, trop torturé, trop exterminé, d’avoir trop souffert, trop vu ses camarades tomber, trop s’être trompé, trop avoir été trompé. J’ai aussi retenu de ce film la description réaliste du monde de l’Armée, ses beuveries nécessaires, son esprit de corps, ses relations hiérarchiques. Les dialogues sont émaillés de termes militaires tels que « en colonne par un », « en colonne couvrez », c’est tout juste si on n’entend pas un petit « chouffe » de temps en temps. Mais au-delà de l’aspect militaire, c’est bien l’aspect psychologique qui est mis en exergue dans le film. Comment les soldats exécutent les ordres tout en sachant qu’ils ne riment à rien. Les convictions sont faites. Sont faites de bon sens. Du bon sens de l’Histoire, en marche forcée. Soldats forcés d’obtempérer aux ordres parfois à la limite de l’acceptable. Du reste, dans le règlement militaire, il est clairement spécifié que si un ordre est moralement inacceptable, le soldat peut refuser d’obtempérer. Voire. Dans le film, seul un Lieutenant intègre (Magimel) se réfère à ce point du règlement militaire. On le shunterait pour moins que cela. De toutes les façons, qui ne finira pas une balle dans la poitrine, allongé dans un canyon abreuvé de soleil, constellé d’éclats d’obus, coupé en deux par la mitraille, éviscéré ou torturé ?
On a dit que ce film, c’est un peu notre Platoon. Oui, pour ce qui est du sentiment de dégoût, de malaise, de vacuité, de respect mâtiné de mépris pour ces chiens de guerre dépassant souvent en effet les limites de l’humanité. Le slogan de Platoon, c’était : « La première victime de la guerre, c’est l’innocence ». Juste. On ne le voit que trop dans l’Ennemi Intime, les soldats peuvent se révéler excellents, capitaliser leur expérience de l’Enfer, nager en eaux troubles, se révéler dans l’action, ils ne restent pas moins des êtres humains comme vous et moi. Comme vous et moi. Qu’aurions-nous fait à leur place ? Question vide de sens, en réalité, car, précisément, nous n’y étions pas. Impossible de savoir comment nous nous serions comportés. Énigme insoluble à tout jamais.
Mais l’on peut se poser des questions. L’on peut réfléchir à sa propre histoire familiale ; mon père, son frère, furent soldats en Algérie. Que m’en ont-ils raconté ? Rien. Trou noir troublant. Période occultée, sans doute pour de bonnes raisons, mais dommage de perdre des connaissances qui sont là, accessibles, mais si loins, si proches. De la même façon, la période de la Deuxième Guerre mondiale, et plus particulièrement le pan polonais de celle-ci, c’est-à-dire la façon dont mes grands-parents ont fuit la Pologne, la façon dont ils furent séparés et dont ils se retrouvèrent miraculeusement, la façon dont ils avaient prévu de s’échapper par bateau vers New-York, pour finalement être prévenus que le bateau allait être attaqué, tout cela je ne le saurai sans doute jamais, et j’en nourrirai une triste frustration. Ainsi va l’Histoire, et guerre étonnant dans ces conditions qu’elle se répète autant.