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Littérature - Page 11

  • Serions-Nous Communicants, Finalement ?

    Léonard se réjouissait de ce petit voyage ferré qui brisait quelque peu son train-train quotidien. Il venait de passer un beau week-end familial, et il en ressortait absolument requinqué, plein d'états d'esprit positifs ; la routine parfois frénétique de sa vie parisienne lui paraissait bien loin, même si, en ce lundi ensoleillé et férié, il rentrait précisément sur la Capitale qu'il aimait tant. Confortablement assis á la place qu'il avait réservée, il tentait de rentrer en contact avec ses émotions, essayait de constater comment il se sentait á l'issue de cette pause familiale et régénérante... Il était empli d'énergie vitale, certes, ravi qu'il était de cette trop courte escapade et de s'être mis au vert, fut-ce durant quelques jours seulement... Mais, se dit-il, un tantinet surpris de déceler cette émotion, également enchanté de rentrer á Paris et de profiter du calme de ce trajet. Du reste, ce genre de sentiment lui était familier, lui qui souvent quittait la Capitale, avec un bonheur au moins égal á celui qui naissait á l'idée de la retrouver... Il avait voyagé, souvent. Loin, parfois. Agréablement, toujours. Il avait rapporté de ces périples en terra incognita des souvenirs colorés, chatoyants, émouvants. Les sables rougeâtres de l'Egypte, les couchers de soleil méditéranéens, l'hospitalité algérienne, le dépaysement américain, le confort chaleureux des pubs anglais... Il avait rapporté, outre ces souvenirs doucereux, des bribes de phrases, des expressions maintes fois entendues, maintes fois répétées... Le langage, comme une marque indélébile, comme un signe d'appartenance á une autre culture qui ne sera pourtant jamais la nôtre... Toujours la griserie de s'éloigner des repéres connus, toujours l'adrénaline au décollage d'avions en partance pour l'autre bout du monde ou tout simplement pour ailleurs...

    Pris dans ces agréables pensées et ces douces réminiscences, Léonard ne perçu pas tout de suite les autres voyageurs assis aux alentours. Le train était bondé, pour ainsi dire plein comme un oeuf, ce qui ne devait pas étonner, puisque ce week-end fut justement celui de Pâques.

    De l'autre côté de la travée centrale étaient assis deux jeunes gens, qui semblaient ne pas se connaître puisqu'ils ne se parlaient pas. Oh, Léonard ne savait que trop bien qu'il n'est pas besoin d'être des étrangers l'un pour l'autre pour verser dans l'incommunicabilité, mais en l'occurence ces deux-lá n'étaient pas arrivés ensemble, pour autant qu'il se souvînt. Il n'aurait su dire au juste pour quelle raison, mais ces deux jeunes gens retînt son attention. Elle, pas tout á fait 25 ans, corrigeant des copies en équilibre instable sur la caisse du chat qu'elle transportait sur ses genoux ; lui, absorbé par l'écoute de musique, et n'en sortant á intervalle régulier que pour passer quelques coups de téléphone. Il ne devait guére avoir plus de 25 ans non plus. Si l'attention de Léonard se porta sur ces voyageurs-lá, ce n'était pas tellement par intérêt pur, mais surtout parcequ'ils étaient ses voisins les plus proches, ergo, les plus accessibles du regard. Et puis la jeune femme était plutôt mignonne, bien qu'il lui manquât une certaine assurance, une certaine classe, une certaine maturité pour que Léonard soit tout á fait émoustillé. De plus, il était concentré par sa lecture, un livre spirituel sur le pouvoir de l'instant présent, et il tâchait d'en saisir l'essence sans se laisser perturber par ses sens.

    Soudain, en plein milieu d'un chapitre qui insistait sur la pleine conscience qu'il est nécessaire d'avoir á chaque instant de sa vie, le train freina brutalement, puis s'immobilisa en pleine campagne, sans l'ombre d'une gare dans les environs immédiats. Assurément quelque chose clochait, et pas seulement parce que le week-end, qui s'achevait doucement dans le confort d'un voyage en train, fut celui de Pâques... La voix du contrôleur ne tarda pas á se faire entendre, et les nouvelles, en effet, n'étaient pas bonnes... Pour cause de suicide un peu plus haut sur la voie, le train était contraint de stationner au moins une heure en rase campagne, et la SNCF priait les voyageurs de l'excuser pour la gêne occasionnée, etc. Léonard soupira. Quoi faire dans ces circonstances malheureuses, sinon avoir une pensée pour l'accidenté (personne ne saura jamais dans quel état il finit) et prendre son mal en patience ?

    A toute chose malheur est bon, tel est le dicton populaire que Léonard décida de faire sien ; cet arrêt inopiné lui permettrait au moins de terminer la lecture de ce guide spirituel, de ce vade mecum positif dans lequel il était absorbé depuis plus d'une heure, puisqu'il en commença la lecture dés le départ du train de la gare de Nevers, ville dans laquelle il s'était précisément mis au vert durant quelques jours de bonheur familial et de bon air provincial... Profitant de cet arrêt soudain, les fumeurs commençaient á descendre fébrilement en ordre dispersé sur le bas-côté, emprûntant les portes qui s'ouvraient sans opposer de résistance, au grand dam du contrôleur débordé et assailli de questions qui restaient sans réponses. Léonard s'amusait beaucoup de cette situation ; ce petit grain de sable semblait perturber le bon déroulement du voyage, et Léonard se dit qu'en effet, la vie est impermanente : tout n'est que changement, et ce changement provoque inévitablement des réactions les plus diverses, elles aussi complétement imprévisibles et parfois surprenantes. Parfois fécondes. Interrompant la lecture du livre qu'il était en passe de terminer, Léonard sortit lui aussi du wagon pour se dégourdir les jambes et inhaler une dose de nicotine. La scéne, á l'extérieur, lui sembla surréaliste : les voyageurs déambulaient de ci-de lá, qui téléphonant, qui fumant, qui promenant sa progéniture... Tous avaient l'air assez calmes, ce qui faisait écho á la sérénité intérieure dans laquelle Léonard se trouvait. Il faisait beau, et ces instants, volés sur un trajet qui semblait pourtant tout tracé, lui apparaissaient comme miraculeux.

    Mais bien évidemment, aucune illusion n'était permise : lorsque les cigarettes auront été toutes fumées, que les bambins en auront eu assez de se promener le long des voies, et que les conversations téléphoniques se seront tues, nul doute que les esprits seront mis á rude épreuve, celle de l'attente. Attente d'autant moins soutenable que nul ne savait quand elle prendrait fin...

    Léonard retourna s'assoir pour faire un sort aux derniers chapitres de son livre. Une fois á sa place, il nota que quelque chose avait changé dans cette voiture de queue du train, que l'ambiance s'était humanisée, pour ainsi dire.

    Les gens avaient commencé á discuter, on prenait la situation avec une certaine philosophie. Des sourires apparaissaient aux coins des lévres. Un léger brouhaha se faisait entendre. Mais pourquoi diable faut-il un événement comme celui-lá, pensa Léonard avec un brin de tristesse, pour que les gens redécouvrent leur statut d'être humain ? Comme souvent dans la vie, la réponse se trouvait sous ses yeux, sous la forme du livre dont il avait stoppé quelques instants la lecture : la plupart du temps nous n'avons pas conscience de ce que nous faisons, car nous sommes pris dans la nasse anesthésiante de nos routines, et nous ne sortons de cette torpeur qu'á l'occasion d'événements un tant soit peu inhabituels. Le livre préconisait justement de conserver cette vigilance vis-á-vis de nous-mêmes, cette pleine conscience, et ce, en toute circonstance. Léonard ferma les yeux pour mieux s'imprégner de l'atmosphére ambiante, pour mieux capter les vibrations subtiles qui émanaient des humains présents aux alentours. A quelques centimétres de lui, deux voix lui parvenaient. Des voix enjouées et jeunes. Il tourna instinctivement la tête vers les deux jeunes gens assis de l'autre côté de l'allée centrale. Ces deux-lá étaient en pleine discussion. Ils s'étaient soudainement animés et échangeaient des propos banals avec un grand sourire aux lévres. Léonard, lui aussi, sourit.

    Sa modeste expérience de la vie lui fit reconnaître lá une situation qu'il affectionnait lui-même particuliérement : celle au cours de laquelle deux personnes se découvrent, apprennent á se connaître, et parfois, dans le meilleur des cas, lorsque le miracle d'une rencontre téléguidée depuis quelque cieux opportuns se produit, se reconnaissent alors même qu'ils se voient pour la premiére fois.

    Léonard ne croyait pas aux vies antérieures mais dans ces instants intemporels, oú la magie semble opérer miraculeusement, il lui semblait que le doute était permis... Il lui semblait que parfois les coincidences de la vie sont trop grossiéres pour être tout á fait fortuites. Il lui semblait que les contes de fée n'existent pas forcément que dans l'imaginaire des enfants ou dans la tête d'adultes trop naïfs.

    Il se réjouit intérieurement de cette inattendue rencontre. Et au moment oú les deux futurs tourtereaux échangeaient leur numéro de téléphone, la voix du contrôleur se refit entendre, qui annonçait que le train allait repartir sous peu. Léonard se cala dans son fauteuil et reprit le cours de sa lecture, un sourire bienveillant aux lévres.

    CLAMART, le 13 avril 2007